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Lecteurs, si vous saviez ...

Si vous saviez que l’auteur du livre que vous avez en main n’est pas l’auteur mais a simplement bavardé avec l’un des pigistes d’un grand hebdomadaire culturel qui a tout enregistré et a tout retranscrit et a enfin écrit, lui, sans y mettre son nom, parce que titrer Entretiens est moins vendeur que titrer Témoignage !

Si vous saviez que l’éditeur qui vous vend ce livre n’a pas eu le temps de le lire complètement car il avait rendez-vous avec son actionnaire, parce qu’il devait déjeuner avec un journaliste pour lui vendre ce titre, parce qu’il devait négocier avec un agent littéraire l’achat – avant même qu’il fût écrit – du témoignage exclusif d’une vedette étasunienne, parce qu’il présentait aux commerciaux les titres à paraître dans six mois !

Si vous saviez que le journaliste qui vous a conseillé le livre que vous avez en main est aussi auteur mais n’arrive pas à placer son dernier roman (où il raconte sa jeunesse passionnante dans le VIIe arrondissement) et veut complaire à toute force alors encense en attendant de plaire !

Si vous saviez que le libraire indépendant qui vous a suggéré ce livre est payé au SMIC ou tout comme pour ouvrir et fermer tout au long de la semaine des cartons et des cartons de livres dont il ne pourra lire qu’une paille car 2004 devrait  compter environ 50 000 nouveaux livres et le fonds disponible est de 500 000 ouvrages !

Si vous saviez que ce livre est en tête de gondole de telle chaîne de librairies parce que l’éditeur a fait un chèque à ladite chaîne, vous savez, les fameuses « marges arrières » dénoncées par les vendeurs de petits pois !

Si vous saviez que ce prestigieux prix littéraire annoncé en lettres blanches sur fond rouge autour de ce livre a été âprement bataillé depuis des mois, que les votants sont achetés à coups d’à-valoir monstrueux, de coucheries consanguines, d’échanges de bons procédés qui font qu’au final ne peuvent être récompensés que ceux du sérail !

Si vous saviez que le centre de la vie du livre est sa diffusion et sa distribution, que cette affaire est monopolistiquement désormais entre les mains du groupe Lagardère – également propriétaire d’une bonne part des maisons d’éditions françaises et des titres de la presse écrite – et du groupe Wendel Investissements, présidé par Ernest-Antoine Seillières – qui vient aussi de rafler sa part de maisons d’éditions !

Si vous saviez … mais si vous saviez auriez-vous encore envie d’ouvrir ce livre ?

Il n’est de bon lecteur, aujourd’hui, qu’aveugle.

lesyeuxsanspaupieres | 6/29/2004
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